Quand le système empêche de bien faire son travail
Un entretien annuel expédié en dix minutes, faute d’outil stable. Une décision incohérente appliquée malgré l’alerte. Un reporting contradictoire envoyé à deux directions en même temps. Dans beaucoup d’organisations, ce ne sont pas les intentions qui manquent : ce sont les marges de manœuvre. Cet article explore ce que vivent les managers quand la structure devient leur premier obstacle — et ce qu’ils font pour rester utiles malgré tout.

Le bon sens managérial, entravé par les règles
« J’ai dû licencier une collaboratrice en CDD pour baisse d’activité… alors qu’on manquait de bras. » C’est le genre de décisions absurdes que Nathalie, manager dans l’industrie agroalimentaire, évoque dans le podcast Sur un air de RH [1]. La règle était claire, la logique financière aussi. Mais pour elle, cela a abîmé la relation avec l’équipe et le sentiment d’agir dans le bon sens.
Ce n’est pas une anecdote isolée. Elle illustre une réalité silencieuse : celle des managers qui doivent composer avec des règles qui viennent heurter leur éthique professionnelle. Quand les décisions officielles imposent une dissonance avec ce que l’on considère comme juste, ce n’est pas seulement la motivation qui vacille, c’est le sentiment d’utilité qui s’érode.
D’après une étude de l’ANACT, 46 % des managers de proximité disent vivre des conflits éthiques fréquents liés aux décisions organisationnelles [2]. Dans ce contexte, les managers deviennent souvent des funambules : ils avancent, mais chaque pas est une négociation intérieure.
Quand l’outil devient une entrave
Le digital n’est pas toujours un allié. Selon un baromètre réalisé par Cegos, 39 % des managers estiment que les outils numériques mis à leur disposition complexifient leur travail au lieu de le faciliter [3].
Julien, manager d’équipe dans un réseau bancaire, raconte :
« Les évaluations de fin d’année étaient censées être fluides. Résultat : bugs à répétition, pertes de données, 12 pages à remplir pour dire qu’un collaborateur fait bien son boulot. » [3]
Il poursuit : « J’ai passé plus de temps à comprendre la plateforme qu’à parler à mes collaborateurs. À la fin, j’avais l’impression de gérer un logiciel, pas une équipe. »
Quand les outils deviennent des labyrinthes numériques, ils détournent le manager de sa mission première : créer du lien, donner du sens, faire avancer les projets. Le gain d’efficience promis se transforme alors en un coût relationnel invisible.
L’injonction contradictoire, poison quotidien
On demande aux managers d’être à la fois à l’écoute et performants, de personnaliser sans discriminer, d’innover tout en respectant les procédures. Et surtout, de tout faire vite.
Le média RH Info parle de « tension éthique cumulative » pour désigner l’accumulation de ces demandes incompatibles qui finissent par altérer la capacité de décision des managers [4]. Cette pression se traduit parfois par des stratégies de contournement : « Je fais semblant de cocher toutes les cases, mais j’adapte comme je peux sur le terrain. »
Mais ces compromis ne durent qu’un temps. L’écart entre discours officiel et réalité vécue crée une dissonance difficile à tenir. Et les plus lucides sont souvent les premiers à s’épuiser.
Être pris entre le marteau de la stratégie et l’enclume du terrain, c’est risquer chaque jour l’éclatement intérieur.
La normalisation de l’absurde
Dans certaines structures, les blocages sont devenus si ordinaires qu’ils ne choquent plus. Les décisions absurdes ne sont plus perçues comme des anomalies, mais comme des fatalités. Et c’est là le danger : quand le dysfonctionnement devient norme, il anesthésie toute volonté de changement.
« Je ne me bats plus. J’applique, je coche, je passe à autre chose. Si je commence à réfléchir, je ne dors plus. »
Ce type de résignation, fréquemment observé dans les témoignages recueillis par Welcome to the Jungle, reflète un renoncement progressif. Le système ne se contente plus d’entraver le bon sens : il l’érode à la racine.
Système contre-productif : jusqu’à quel point ?
Dans une enquête menée par Welcome to the Jungle, plusieurs managers interrogés décrivent leur travail comme un équilibre permanent entre « bricolage » et « arbitrage » [5]. Ils témoignent du coût émotionnel de devoir en permanence choisir entre appliquer une règle et faire ce qu’ils jugent juste.
« Ce n’est pas le travail qui me fatigue, c’est de devoir me battre contre mon propre système. » [5]
Dans certaines structures, ce mal est identifié. Mais y répondre suppose plus qu’un changement d’outil ou une nouvelle charte. Cela demande de repenser les interfaces entre décision, exécution et responsabilité réelle. Tant qu’on confondra pilotage par indicateur et leadership, le système restera contre-productif.
Retrouver des marges de manœuvre
Face à ces blocages, certains managers reprennent la main. Pas en contournant, mais en dialoguant. En posant leurs limites. En rendant visibles les paradoxes au lieu de les masquer.
Un manager interviewé par Manager Go ! explique comment il a refusé de relayer une décision inapplicable :
« J’ai demandé qu’on m’explique comment faire, concrètement. On m’a répondu que je devais me débrouiller. J’ai proposé un autre scénario, validé en une semaine. » [6]
Ce n’est pas un acte de rébellion, mais un acte d’intégrité. Traduire un problème structurel en question concrète, c’est déjà remettre de la responsabilité dans la relation managériale.
Cela suppose du courage — et de l’espace. Car pour interroger les règles, encore faut-il ne pas être submergé par l’urgence.
Conclusion
Être manager, ce n’est pas exécuter, c’est agir. Et pour agir, encore faut-il que les règles soutiennent le sens du travail, au lieu de le piéger. Quand le système empêche de bien faire son métier, c’est toute l’organisation qui s’abîme, à bas bruit.
Les rituels se vident, la parole se désincarne, l’envie s’efface. Il est temps de remettre les réalités du terrain au cœur des décisions. Pas pour tout assouplir, mais pour que l’action retrouve sa cohérence — et que le bon sens ne devienne plus l’exception mais la base.
À retenir
- 46 % des managers de proximité vivent régulièrement des conflits éthiques liés aux décisions organisationnelles [2].
- Les outils numériques sont perçus comme des freins par 39 % des managers [3].
- L’injonction contradictoire crée une tension éthique cumulative [4].
- Traduire un paradoxe en question concrète peut rétablir le dialogue et l’action [6].
- Le système devient contre-productif quand il prive les managers de leurs marges de manœuvre.
Sources & références
- Sur un air de RH (2023). Épisode sur les décisions absurdes vécues en management. Témoignages dans l’industrie. Écouter le podcast
- ANACT (2024). L’état du management 2024. Réflexions autour des préoccupations managériales classiques. Lire l’article
- Cegos (2023). 2023 International Barometer: Transformation, skills and learning. Lire l’article
- RH Info (2016). Définition et différence entre Éthique et intégrité. Lire l’article
- Welcome to the Jungle (2024). Managers : 10 conseils pour démotiver vos salariés. Lire l’article
- Manager Go ! (2025). Styles de management : directif, participatif, persuasif, délégatif. Lire l’article