Incarner le changement sans perdre son identité

« Tu vas porter ce changement. » Une formule qui paraît anodine… mais qui peut profondément bouleverser un manager. Entre loyauté à l’organisation et fidélité à soi, certains finissent par ne plus se reconnaître dans leur propre posture. Que faire quand on devient l’ambassadeur d’une transformation à laquelle on ne croit qu’à moitié ?

Incarner le changement sans perdre son identité

« Je ne me reconnais plus dans ce que je défends »

Marc, DRH dans une mutuelle de 800 salariés, résume son malaise en quelques mots : « On m’a demandé de piloter un plan de réduction d’effectifs de 15%. Officiellement, c’est pour « optimiser notre efficacité ». Mais moi, je suis entré dans cette entreprise parce qu’elle prônait la stabilité de l’emploi. Aujourd’hui, je me retrouve à expliquer aux équipes pourquoi c’est « nécessaire » alors que je n’y crois pas. »

Ce qu’il décrit, c’est une fracture intérieure. L’obligation de porter un discours qui contredit ses convictions profondes. « Quand je parle aux managers, ils voient bien que je ne suis pas à l’aise. Comment voulez-vous qu’ils adhèrent si moi-même je ne suis pas convaincu ? »

Cette tension entre loyauté organisationnelle et authenticité personnelle touche de plus en plus de managers dans un contexte de transformations accélérées.

Le paradoxe : défendre ce qu'on ne cautionne pas

Cette situation, Marc n’est pas le seul à la vivre. Les transformations organisationnelles modernes placent régulièrement les managers dans cette position inconfortable : être les porte-paroles de décisions qu’ils n’ont ni prises ni approuvées.

Selon une récente analyse publiée dans Questions de Management, cette évolution questionne profondément la notion de loyauté en entreprise. Historiquement ancrée dans la durabilité et la stabilité, elle doit aujourd’hui composer avec des exigences de flexibilité et d’efficacité qui peuvent heurter les valeurs personnelles des managers [1].

Le phénomène s’aggrave avec l’accélération des changements. Une enquête du Monde des Grandes Écoles révèle que 60% des réorganisations n’apportent en réalité aucune amélioration, créant chez les managers un sentiment de porter des transformations inutiles [2].

« Ce qui me pose problème, ce n’est pas le changement en soi, c’est de devoir le justifier quand je n’en vois pas le sens », confie Marc.

Forces opposées : authenticité versus conformité

Sandrine, chef de projet IT dans une entreprise de logistique, illustre parfaitement cette tension. « La direction a décidé d’accélérer notre digitalisation. En six mois, on doit migrer tous nos processus vers de nouveaux outils. Moi, je sais que c’est trop rapide, que les équipes ne seront pas prêtes. Mais je dois afficher un optimisme que je ne ressens pas. »

Cette double contrainte génère plusieurs niveaux de tension : • Vers l’extérieur : maintenir une façade de conviction face aux équipes • Vers l’intérieur : gérer la dissonance entre discours et convictions
Vers la hiérarchie : ne pas apparaître comme « résistante au changement »

« Le plus dur, c’est que mes collaborateurs me font confiance. Ils s’attendent à ce que je leur dise la vérité. Mais si je leur dis mes vraies inquiétudes, je sabote le projet. Si je ne dis rien, je trahis notre relation. »

Cette situation illustre ce qu’une étude sur l’authenticité organisationnelle décrit comme le défi majeur des managers contemporains : comment rester fidèle à ses valeurs tout en servant l’organisation [3].

La tentation de la dissociation

Face à ces dilemmes, certains managers choisissent la stratégie de l’effacement personnel. C’est le choix d’Antoine, responsable production dans une usine agroalimentaire : « Quand on me demande d’appliquer de nouveaux objectifs de productivité que je trouve irréalistes, je me contente de transmettre. Je ne commente pas, je ne m’implique pas émotionnellement. Je deviens un simple relais. »

Cette approche présente l’avantage apparent de la simplicité : pas de conflit intérieur, pas de questionnement éthique. Mais elle a un coût invisible.

« Mes équipes me demandent de moins en moins mon avis. Elles savent que je ne ferai que répéter ce qu’on m’a dit. Au final, je perds ma légitimité de manager de proximité. »

Selon l’Observatoire de la transformation du travail de Topics Conseil, cette stratégie d’évitement touche particulièrement les managers pris dans l’évolution du « contrat social » entre individu et organisation [4].

Retrouver son authenticité dans le changement

Comment alors naviguer entre exigences organisationnelles et cohérence personnelle ? Plusieurs stratégies émergent du terrain.

Marc a choisi la voie de la transparence contrôlée : « J’ai fini par dire à mon équipe : « Cette décision n’est pas la mienne, mais je dois l’appliquer. Travaillons ensemble pour qu’elle se passe le mieux possible. » Paradoxalement, cette honnêteté a renforcé ma crédibilité. »

Sandrine mise sur la traduction créative : « Je reformule les objectifs en défis techniques. Au lieu de subir la pression du timing, on se concentre sur comment relever le défi ensemble. Ça change complètement l’énergie. »

Antoine explore une troisième voie : l’influence indirecte. « Je ne peux pas changer les décisions, mais je peux influencer leur mise en œuvre. Je créé des espaces de discussion avec mes équipes pour adapter l’application aux réalités du terrain. »

Ces approches partagent un point commun : elles refusent l’alternative binaire entre soumission aveugle et rébellion ouverte.

Cultiver sa zone d'influence authentique

L’authenticité managériale ne consiste pas à dire tout ce qu’on pense, mais à préserver des espaces où l’on peut agir en cohérence avec ses valeurs. Cela suppose d’identifier les marges de manœuvre, même restreintes, où exercer son influence personnelle.

Comme le souligne l’analyse sur l’authenticité organisationnelle, cette démarche demande du courage : celui d’assumer ses zones d’accord et de désaccord, tout en maintenant sa fonction d’interface entre stratégie et terrain.

Conclusion

Incarner le changement sans perdre son identité, c’est apprendre à naviguer dans la complexité sans renoncer à sa boussole intérieure. C’est cultiver l’art de la traduction créative : transformer les injonctions externes en défis personnels, les contraintes organisationnelles en opportunités d’influence.

Cette authenticité managériale ne se décrète pas. Elle se construit dans la pratique, dans ces micro-choix quotidiens où l’on décide de rester soi-même tout en servant un collectif. Car au final, c’est peut-être cette tension créative qui fait la richesse du rôle managérial : être un pont entre les mondes, sans perdre son âme dans la traversée.

À retenir

  • Incarner un changement non choisi crée des tensions identitaires profondes chez les managers • La dissociation émotionnelle affaiblit la légitimité managériale à long terme
  • L’authenticité ne consiste pas à tout dire, mais à préserver des espaces de cohérence • La transparence contrôlée peut renforcer la crédibilité plutôt que la fragiliser • L’influence créative permet de servir l’organisation sans trahir ses valeurs

Sources & références

  1. Cairn.info (2024). « Regards croisés : Quelle organisation demain pour fidéliser les collaborateurs ? » – Analyse de l’évolution de la loyauté organisationnelle face aux transformations. Lire l’article
  2. Monde des Grandes Écoles (2023). « Toutes les tendances du management en 2023 » – Enquête sur l’efficacité des réorganisations et l’impact sur les managers. Lire l’article
  3.  Grenier aux nouvelles (2024). « L’authenticité: la clé de l’impact réel dans les organisations » – Étude sur le leadership authentique et la fidélité aux valeurs. Lire l’article
  4. Topics Conseil (2023). « Observatoire de la transformation du travail 2023 » – Analyse de l’évolution du contrat social entre managers et organisations. Lire l’article

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