Pourquoi les grandes théories managériales ne fonctionnent plus
Elles ont structuré des générations de dirigeants, nourri les business schools, façonné les méthodes de management à travers le monde. Mais aujourd’hui, leur pouvoir explicatif s’essouffle. Fayol, Taylor, Maslow, Drucker… leurs concepts continuent d’être enseignés, alors que les organisations, elles, ont radicalement changé. L’écart se creuse entre théorie et réalité. Et dans cet interstice, les managers improvisent, bricolent, inventent. Parfois au prix de leur crédibilité.

Le terrain ne rentre plus dans la théorie
« Je suis censée piloter en mode agile, mais on m’évalue comme si j’étais une contrôleuse de gestion. » Céline est manager dans une scale-up EdTech de 120 personnes. Elle encadre une équipe de huit développeurs. Elle a tout lu sur le management responsabilisant, l’entreprise libérée, la culture du feedback… Mais au quotidien, c’est le reporting qui dicte sa valeur. Et une équipe qui attend des réponses claires, pas des injonctions paradoxales.
Elle n’est pas la seule. Une enquête menée par la Fédération hospitalière de France (FHF) en 2024 indique que 39 % des hôpitaux publics ont constaté une dégradation de la situation dans les services d’urgence durant l’été, illustrant l’écart entre les outils de pilotage et les réalités de terrain [1].
La crise du
Chaque époque invente ses certitudes managériales
Les grandes théories du management sont souvent des enfants de leur temps. Frederick Taylor théorise l’Organisation Scientifique du Travail au début du XXe siècle, dans un contexte de production de masse. Max Weber, en parallèle, structure le modèle bureaucratique sur fond d’État moderne. Plus tard, Maslow popularise sa pyramide des besoins, et Peter Drucker défend la notion de « management par objectifs » dans une économie encore largement hiérarchique et linéaire.
Mais ces cadres reposent sur une vision stable, prévisible et standardisable du travail. Or, aujourd’hui, la réalité est mouvante, hybride, instable. Comme le souligne un article publié dans Constructif, la vulgate managériale produit des pratiques surannées qui tournent à vide [2].
Des modèles pensés pour une organisation figée peinent à survivre dans une entreprise liquide.
Quand les cadres rassurent… mais figent
Il serait facile de jeter toutes les théories avec l’eau du bain. Certaines continuent d’éclairer des dynamiques utiles : le leadership situationnel pour s’adapter aux profils, la matrice d’Eisenhower pour gérer les priorités, la grille managériale de Blake et Mouton pour interroger sa posture. Mais leur application devient problématique quand elles deviennent des dogmes.
Dans un CHU d’Île-de-France, Marie, cheffe du service orthopédie, témoignait récemment d’un paradoxe : « On nous demande d’être à la fois agiles, participatifs… et conformes aux indicateurs qualité issus d’un modèle tayloriste. On finit par naviguer entre injonctions contraires. »
Dans un contexte d’incertitude permanente, les cadres théoriques peuvent être des béquilles rassurantes… mais aussi des carcans. Ils figent la pensée. Et interdisent l’invention.
Le bricolage comme compétence stratégique
Les meilleurs managers que j’ai accompagnés ces dernières années ont un point commun : ils ne s’adossent pas à une grande théorie. Ils font avec ce qu’ils ont. Ils bricolent. Comme le décrit Michel de Certeau dans « L’invention du quotidien », ils combinent les ressources disponibles, adaptent, créent du sens à partir de l’usage – pas du modèle.
Ce regard est conforté par une étude publiée dans Relations industrielles, qui analyse les pratiques concrètes de cadres intermédiaires face à des réalités émotionnelles et opérationnelles complexes. Leur posture ? Ajuster, soutenir, inventer – loin des prescriptions rigides [3].
Pas de pyramide. Pas de matrice. Mais une éthique de la présence.
Quand le bricolage atteint ses limites
Mais que se passe-t-il quand le bricolage devient la seule stratégie disponible ? Quand les repères managériaux vacillent, et que l’improvisation permanente épuise ?
Julien, manager chez un acteur historique du transport logistique, a traversé une période de transformation profonde : refonte complète du système ERP, bascule vers le cloud, nouvelles méthodes agiles. Il a tout essayé pour maintenir la cohésion : rituels du lundi, board virtuel d’humeurs, ajustements d’objectifs. Mais à force de s’adapter sans cadre clair, il a perdu le sens de sa mission. « J’ai l’impression de courir après des objectifs mouvants, sans savoir si je fais bien ou mal », confie-t-il. Ce sentiment de désorientation est un signal d’alerte.
Et vous ? Combien de fois cette semaine avez-vous eu l’impression de jouer un rôle plutôt que d’être vous-même en réunion ?
Une étude publiée dans Management international montre que le bien-être au travail et la performance ne peuvent être dissociés du capital psychologique du manager, notamment sa capacité à tenir debout dans l’incertitude. En son absence, l’épuisement s’installe [4].
Mais cette désorientation n’est-elle pas aussi le symptôme d’organisations qui multiplient les injonctions contradictoires ? Qui demandent à leurs managers d’être agiles tout en les évaluant sur des critères rigides, d’être authentiques tout en respectant des process standardisés ?
Enseigner moins de modèles, et plus de discernement
Le problème n’est pas l’existence des théories. C’est l’usage qu’on en fait : prescriptif, décontextualisé, déconnecté. À force de vouloir normer le management, on oublie qu’il est d’abord une relation vivante, un acte de discernement, une pratique située.
C’est tout l’objet d’une réflexion récente d’Étienne Perrot, jésuite et économiste, qui plaide pour un réapprentissage du discernement comme compétence clé du manager contemporain. Il y voit un outil de lucidité et de responsabilité face à l’imprévisible [5].
Conclusion : Du modèle à la responsabilité
Les grandes théories managériales ont rendu d’immenses services. Mais leur capacité à guider l’action s’étiole dans un monde fragmenté. Ce n’est pas leur cohérence qui est en cause, mais leur prétention à l’universalité.
Aujourd’hui, le manager n’est plus un exécutant de principes, mais un acteur en tension, en mouvement, en arbitrage constant. Il ne s’agit plus de suivre un modèle. Il s’agit de penser, de choisir, d’assumer.
Revenir à l’essence : faire grandir des humains, pas appliquer des modèles.
À retenir
- Les grandes théories managériales sont issues de contextes industriels anciens, peu adaptés aux réalités actuelles.
- 39 % des hôpitaux publics estiment que la situation s’est dégradée, révélant l’écart entre indicateurs et terrain [1].
- Les modèles figent souvent les pratiques quand ils ne sont pas contextualisés.
- Le bricolage managérial incarne une compétence stratégique souvent sous-estimée [3].
- Il est temps d’enseigner le discernement, pas les recettes toutes faites [5].
Sources & références
- Le Monde (2024). Une dégradation aux urgences cet été, selon 39 % des hôpitaux publics. Enquête FHF citée. Lire l’article
- Constructif (2023). La faillite de la pensée managériale. Réflexion critique sur l’obsolescence des modèles. Lire l’article
- Pelletier-Bosshard, E. et al. (2021). Stratégies utilisées par les cadres intermédiaires afin d’aider les employés à effectuer un travail exigeant sur le plan émotionnel. Relations industrielles, vol. 76(1). Lire l’article
- Nande, F., & Commeiras, N. (2022). Bien-être au travail et performance innovante : rôle du capital psychologique. Management international, 26(1). Lire l’article
- Perrot, É. (2025). Le discernement managérial, clé d’un management stratégique ? Lire l’article