Le triangle manager-collaborateur-organisation : une équation instable

“Tu es avec nous ou avec la direction ?” Cette question, posée sur le ton de la plaisanterie, illustre une tension bien réelle. Dans de nombreuses organisations, les managers se retrouvent coincés entre trois pôles aux logiques souvent contradictoires. Comment exercer son rôle sans trahir ni ses équipes, ni ses propres convictions, ni les attendus de l’entreprise ? Une exploration lucide des loyautés managériales.

Le triangle manager-collaborateur-organisation : une équation instable

“Tu joues pour qui, en fait ?”

« Ce matin-là, j’ai pris une balle perdue. »

Julie, responsable d’équipe dans un groupe logistique, revient sur un épisode révélateur. Une de ses collaboratrices, frustrée par un changement d’horaires imposé en dernière minute, lance : « De toute façon, t’as validé, donc t’es comme eux maintenant. »

Julie reste figée. Elle avait, en réalité, longuement tenté de négocier un compromis plus souple auprès de la direction. En vain.

Ce moment, banal en apparence, révèle une tension sous-jacente : celle des loyautés managériales multiples. Le manager n’est ni totalement le relais de la direction, ni simplement le porte-parole des équipes. Il incarne un espace de médiation… souvent intenable.

Le manager, double agent ? Une fiction bien trop réelle

Dans une enquête de l’Anact, 41 % des managers interrogés affirment se sentir “pris en étau” entre des injonctions contradictoires [1].

Ce n’est pas un phénomène marginal : le triangle direction-équipe-manager devient une source chronique de tensions, surtout quand les décisions stratégiques sont descendantes et peu concertées.

Les managers de proximité sont souvent les premiers à amortir les chocs organisationnels, tout en étant évalués sur la fluidité d’exécution.

Cette position floue engendre des paradoxes :

  • Traduire des décisions qu’on n’approuve pas totalement
  • Soutenir des collaborateurs en souffrance, sans moyens d’action réels
  • Se sentir solidaire de l’équipe, tout en incarnant l’autorité

Selon une étude BCG–Ipsos, 63 % des managers considèrent que leur rôle a perdu en clarté depuis les transformations post-Covid [2].

Loyautés croisées : un équilibre instable… et invisible

À la croisée des chemins, le manager est confronté à trois types de loyautés :

  1. Loyauté hiérarchique : respecter les directives, les KPI, la stratégie
  2. Loyauté sociale : soutenir l’équipe, comprendre les tensions du terrain
  3. Loyauté personnelle : agir selon ses valeurs, garder un sentiment de justesse

Chez Bosch France, un middle manager en production témoigne anonymement dans une étude du CNAM :

« J’ai couvert un collègue car je jugeais l’ordre injuste. Ce jour-là, j’ai choisi ma loyauté de terrain… mais je l’ai payé en notation RH. »

Ces arbitrages quotidiens, rarement visibles, minent la clarté du rôle.

Même constat à l’international :

Chez Microsoft, le programme d’allyship global, déployé depuis 2020 auprès de 160 000 employés, vise à former les managers aux conversations difficiles et aux dilemmes éthiques.

L’entreprise travaille avec le NeuroLeadership Institute pour développer ces compétences d’accompagnement dans des situations organisationnelles ambiguës [3].

Comment tenir sans se perdre ?

Certaines institutions publiques ont initié des espaces de régulation réflexive pour leurs encadrants.

C’est le cas de la DITP, qui anime des groupes de codéveloppement entre managers publics. Le principe : partager des situations concrètes de tensions, confronter les points de vue et formuler ensemble des pistes de résolution.

« On a parfois l’impression d’être seuls à porter les injonctions. Ces groupes m’aident à verbaliser, à relativiser et à trouver des marges de manœuvre. » témoigne un cadre intermédiaire de l’administration [4].

De leur côté, Malakoff Humanis intègre des cas réels dans ses formations managériales sur les dilemmes éthiques. L’objectif : outiller la lucidité, pas fabriquer des relais dociles [5].

Ces démarches sont encore rares… mais elles indiquent une piste : la loyauté ne se décrète pas, elle se construit, se discute, s’arbitre.

Une équation impossible ? Non, mais un défi permanent

Accepter la complexité ne signifie pas s’y résigner.

Mais dans beaucoup d’environnements, cette responsabilité reste silencieuse. On demande au manager d’être un relais fluide, sans reconnaître les fractures qu’il absorbe.

Résultat : un rôle de plus en plus exigeant, mais de moins en moins soutenu.

Dans un rapport publié par le cabinet Topics, 57 % des managers déclarent ne pas se sentir outillés pour arbitrer entre les logiques de performance et celles du bien-être collectif [6].

Et le prix humain est lourd : selon une étude de l’Observatoire Amarok (2024), 32 % des managers de proximité ont déjà envisagé de quitter leur poste pour préserver leur santé mentale [7].

Conclusion : sortir du déni, pas du système

Il n’y a pas de formule magique pour réconcilier les trois pôles du triangle managérial.

Mais il y a un préalable incontournable : nommer la tension pour ne pas en être l’otage.

Refuser la caricature du “manager tampon” ou du “manager relais”, et incarner une autre voie : celle d’un arbitre lucide et soutenu.

À retenir

  • Le manager navigue entre 3 loyautés : hiérarchique, sociale, personnelle
  • Bosch, Microsoft, DITP… les tensions structurelles sont transversales
  • Des espaces réflexifs émergent pour verbaliser les dilemmes (DITP, Malakoff)
  • 32 % des managers envisagent une sortie pour préserver leur santé mentale (Amarok)
  • L’honnêteté dans l’ambiguïté vaut mieux que le silence dans la loyauté forcée

Sources & références

  1. Anact (2023). Enquête sur les tensions du rôle managérial. Lire l’article
  2. BCG & Ipsos (2024). The End of Management as We Know It? Lire l’article
  3. Microsoft (2023). A different kind of diversity program is inspiring people to be better allies – and be OK with making mistakes. Lire l’article
  4. DITP (2024). Intelligence collective & laboratoires d’innovation publique. Lire l’article
  5. Malakoff Humanis (2024). Formations managers & dilemmes éthiques. Lire l’article
  6. IGAS (2025). Rapport sur les pratiques managériales. Lire l’article
  7. Observatoire Amarok (2024). Étude nationale sur la santé mentale des managers de proximité. Lire l’article

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