L’obsession de la mesure tue-t-elle l’innovation ?

Derrière chaque tableau de bord bien rempli, combien d’idées étouffées ? Cet article explore les paradoxes d’une culture de la mesure devenue envahissante, et les conditions d’un renouveau réellement innovant.

L’obsession de la mesure tue-t-elle l’innovation ?

Ce qui ne se mesure pas… n’existe plus ?

« Tu veux innover ? Commence par remplir ce reporting. » Cette phrase, Cédric, responsable innovation d’une grande entreprise du secteur agroalimentaire (3 000 salariés), l’a entendue plus d’une fois. Pourtant, son quotidien, ce sont des idées, des tests, des prototypes. Pas des tableaux Excel.

« On passe plus de temps à justifier nos démarches qu’à les faire vivre. La culture du KPI finit par disqualifier tout ce qui n’est pas immédiatement rentable. »

Et il n’est pas seul. D’après le Baromètre Phygital Workplace 2024 de Julhiet Sterwen et l’IFOP, 68 % des salariés estiment que leur entreprise ne favorise pas suffisamment l’innovation en raison d’un excès de procédures et d’indicateurs [1].

Mesurer devient une fin en soi. On déploie des dashboards avant même d’avoir identifié le problème. L’indicateur précède parfois l’action.

Derrière les chiffres, des renoncements

Sophie, 42 ans, manage une équipe de 15 personnes dans une association d’insertion professionnelle, secteur BTP. Elle a vu son environnement basculer :

« Avant, on avait une marge d’autonomie. Aujourd’hui, tout doit être tracé, quantifié. Même le lien avec les bénéficiaires. »

Les yeux dans le vague, elle partageait ce constat amer lors d’un atelier de co-développement organisé par l’Anact en 2024 : « On nous demande d’innover… mais sans sortir des cases. »

Ce témoignage rejoint les résultats du 6e Baromètre national de l’expérience collaborateur de Parlons RH : seuls 27 % des DRH jugent que les dispositifs d’évaluation en place permettent de valoriser la créativité [2].

C’est le paradoxe : on clame vouloir innover, mais on continue d’évaluer avec des outils conçus pour piloter la stabilité.

L’effet placebo des indicateurs

Pourquoi cette obsession ? Parce qu’un chiffre rassure. Il donne l’illusion de la maîtrise. Mais à force de mesurer, on finit par transformer l’activité elle-même.

Laurent, manager R&D chez un équipementier automobile lyonnais (1 200 salariés), le résume ainsi :

« On ne pilote plus l’innovation. On pilote des preuves qu’on innove. »

Cet effet placebo est bien documenté : le Manuel d’Oslo de l’OCDE souligne que les indicateurs de performance peuvent orienter les comportements plus qu’ils ne reflètent la réalité [3].

On observe alors une forme d’autocensure : les projets trop complexes, risqués, longs ou difficilement quantifiables sont écartés.

Et ce biais n’épargne pas les startups : selon le Baromètre 2023 de France Digitale, 42 % des fondateurs réduisent leurs ambitions produit pour sécuriser des métriques court terme en vue d’une levée de fonds [4].

Le courage de ralentir

Claire, manager dans un cabinet de conseil RH (6 consultants), a vécu ce dilemme. Son équipe souhaitait tester une nouvelle approche d’accompagnement collectif, hors des formats habituels. Mais la direction a demandé : quels livrables, quels ROI, à quel trimestre ?

Elle a tenu bon :

« J’ai dit qu’on ne pouvait pas tout prédire. Que la valeur viendrait de l’expérimentation elle-même. On nous a laissé faire. Et le client a prolongé la mission. »

Ce ralentissement suppose aussi d’accepter de décevoir sa hiérarchie, de renoncer à une certaine image de manager “réactif”. Un inconfort que beaucoup préfèrent éviter.

Et vous ? Combien de fois cette semaine avez-vous dit “oui” à un indicateur en sachant qu’il vous éloignait de votre mission ?

Un réarmement éthique du rôle managérial

Dans un rapport commun avec le Cnam, la Fabrique Spinoza appelle à un « réarmement éthique du management », pour que les décideurs retrouvent un sens critique face aux indicateurs [5].

Car mesurer, ce n’est pas mauvais en soi. Mais encore faut-il savoir pourquoi on mesure, et ce que l’on est prêt à sacrifier pour obtenir une donnée propre.

C’est ici que réside la marge de manœuvre managériale. Non pas dans le rejet des outils, mais dans leur mise en perspective.

Le manager devient alors un traducteur : il relie les données à la réalité du terrain. Il ose dire quand un indicateur devient contre-productif. Il protège l’espace d’exploration.

Conclusion

Innover, ce n’est pas fuir la mesure. C’est choisir quoi mesurer… et quoi laisser vivre.

Quand l’indicateur devient une boussole unique, l’organisation perd sa capacité à bifurquer.

Ce n’est pas la mesure qui tue l’innovation. C’est son absolutisme.

Et il appartient aux managers de rouvrir l’espace du possible.

À retenir

  • 68 % des salariés estiment que leur entreprise ne favorise pas suffisamment l’innovation en raison d’un excès de procédures et d’indicateurs [1]
  • Seuls 27 % des DRH pensent que leur évaluation valorise la créativité [2]
  • Certains managers pilotent des preuves d’innovation, au lieu d’innover vraiment [3]
  • Les indicateurs performatifs orientent les comportements plus qu’ils ne reflètent la réalité [4]
  • Un réarmement éthique du management devient indispensable pour redonner du sens [5]

Sources & références

  1. Julhiet Sterwen & IFOP (2024). Baromètre Phygital Workplace 2024 – Hybridation : le nouveau point de bascule. 68 % des salariés estiment que leur entreprise ne favorise pas suffisamment l’innovation en raison d’un excès de procédures et d’indicateurs. Lire l’article
  2. Parlons RH & UKG (2023). 6e Baromètre national de l’expérience collaborateur. Seuls 27 % des DRH jugent que les dispositifs d’évaluation en place permettent de valoriser la créativité. Lire l’article
  3.  OCDE (2018). Manuel d’Oslo – Principes directeurs pour le recueil et l’interprétation des données sur l’innovation. Les indicateurs de performance peuvent orienter les comportements plus qu’ils ne reflètent la réalité. Lire l’article
  4. France Digitale & EY (2023). Baromètre 2023 – Performance économique et sociale des startups. 42 % des fondateurs réduisent leurs ambitions produit pour sécuriser des métriques court terme en vue d’une levée de fonds. Lire l’article
  5. La Fabrique Spinoza & Cnam (2024). Pour un management éthique de la mesure. Appel à un « réarmement éthique du management » pour que les décideurs retrouvent un sens critique face aux indicateurs. Lire l’article

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