Performance authentique vs performance de façade

« Sois toi-même, mais pas trop. » C’est la contradiction que vivent de nombreux managers. Loués pour leur transparence, mais évalués sur des indicateurs rigides, ils finissent parfois par jouer un rôle. Cet article explore les tensions entre sincérité, alignement personnel et exigences de performance.

Performance authentique vs performance de façade

Quand l’authenticité devient suspecte

Léo, 37 ans, manager commercial dans une ESN spécialisée en cybersécurité (80 salariés), résume la situation d’un ton las :

« On me dit : “Sois authentique avec ton équipe.” Mais dès que je montre un doute ou une fatigue, on me dit que je perds en leadership. »

Yeux cernés, 70 heures par semaine, il enchaîne les comités où tout doit aller bien, les dashboards toujours au vert, les plans d’action en cascade.

« Le costume est devenu un masque. »

Et il n’est pas le seul. Selon le baromètre 2025 d’Empreinte Humaine, 52 % des managers français se disent en détresse psychologique [1]. Une détresse qui ne vient pas d’un manque de compétences, mais d’un écart croissant entre ce qu’ils vivent et ce qu’ils doivent incarner. Comme si la performance ne supportait plus la vérité.

Entre transparence exigée et auto-censure subie

Claire, manager dans un cabinet de conseil RH de taille moyenne, encadre une équipe de six consultants en conduite du changement. Elle décrit un paradoxe quotidien :

« Quand j’exprime une alerte terrain, on me répond que je dramatise. Et quand je me tais, on me reproche de ne pas prévenir. »

Cette dérive trouve un écho troublant dans les chiffres publiés par Culture RH : 48 % des managers n’osent plus exprimer de désaccords par peur d’être perçus comme démobilisateurs [2]. Cette forme d’autocensure crée une dissonance croissante entre les postures affichées et les convictions profondes.

On célèbre la transparence, mais à condition qu’elle reste compatible avec la narration dominante.

« Être authentique, ce n’est pas tout dire, précise Claire. C’est ne pas se trahir. Mais aujourd’hui, ça devient de plus en plus flou. »

Quand la forme prend le pas sur le fond

Marc, ancien manager dans une société de services numériques de 300 salariés (secteur IT), a quitté son poste après cinq ans d’évolution rapide :

« J’étais performant en apparence. Mais je passais plus de temps à remplir des slides qu’à parler aux équipes. Les vrais problèmes ne rentraient pas dans les indicateurs. »

Selon une enquête de l’APEC, 39 % des cadres estiment que leurs critères d’évaluation ne reflètent pas leur travail réel [3]. Une performance de façade peut ainsi masquer une perte de sens durable.

Et cela ne concerne pas que le secteur privé. Dans un atelier de co-développement en 2024, Sophie, manager dans une association d’insertion professionnelle en région lyonnaise, secteur BTP (15 salariés), confiait :

« À force de devoir tout rendre compatible avec les grilles de performance, je ne sais plus ce que je pense vraiment. Je suis en pilotage automatique. »

Et vous ? Combien de fois cette semaine avez-vous dit “oui” à un indicateur en sachant qu’il vous éloignait de votre mission ?

Authenticité de posture vs authenticité de process

Ce que révèlent ces situations, ce n’est pas qu’un mal-être individuel. C’est une tension systémique. D’un côté, les entreprises réclament des managers “engagés, vrais, alignés”. De l’autre, elles les contraignent à des cadres rigides, des KPIs standardisés, des rituels codifiés.

Comme le souligne Le Monde dans un article sur le comportement managérial, on assiste à une normalisation de la sincérité :

« Le manager est sommé d’être sincère… mais de manière calibrée » [4].

Être soi-même devient une compétence scénarisée. Une forme de théâtre contrôlé, où il faut montrer juste ce qu’il faut – ni trop, ni trop peu. L’authenticité, à condition qu’elle ne dérange pas.

Le courage de décevoir

Parfois, être authentique, c’est accepter de décevoir. Claire l’a appris en refusant un objectif qu’elle jugeait intenable :

« J’ai dit non. Clairement. J’ai expliqué pourquoi. Mon N+1 n’était pas ravi, mais l’équipe a tenu ses engagements. »

Cette forme de courage managérial – dire ce qui doit être dit, même si ce n’est pas ce que l’on veut entendre – devient paradoxalement plus rare dans un monde qui valorise le “oui” permanent. Et pourtant, c’est souvent là que naît la confiance durable.

Quelles conditions pour une performance alignée ?

La solution ne réside ni dans le rejet de la performance, ni dans la glorification d’une authenticité naïve. Mais dans la redéfinition des cadres d’évaluation.

France Stratégie le rappelle dans son rapport d’activité 2023 :

« Les systèmes d’évaluation doivent intégrer une plus grande variété de critères qualitatifs, liés à l’impact humain, à l’adaptabilité et au sens perçu par les managers eux-mêmes » [5].

Ce n’est pas “laisser faire”. C’est reconnaître qu’une performance durable s’enracine dans la cohérence, pas dans l’imitation. Mais attention : cette transformation suppose aussi que les managers acceptent de sortir de leur zone de confort, de renoncer à certaines protections que leur offrait le “rôle”. Ce ralentissement suppose aussi d’accepter de décevoir sa hiérarchie, de renoncer à une certaine image de manager “réactif”. Un inconfort que beaucoup préfèrent éviter.

Conclusion

On ne décrète pas l’authenticité. Elle se cultive dans un cadre qui la rend possible.

Vouloir des managers sincères tout en leur imposant des comportements standardisés, c’est les condamner à jouer un rôle. Et à s’épuiser.

Revenir à l’essentiel, ce n’est pas fuir la performance. C’est permettre à chacun de performer sans se trahir. Une exigence plus radicale – et infiniment plus humaine.

À retenir

  • 52 % des managers sont en détresse psychologique (Empreinte Humaine)
  • 48 % disent s’autocensurer pour ne pas déranger (Culture RH)
  • 39 % estiment que leurs critères d’évaluation ne reflètent pas leur travail (APEC)
  • L’authenticité devient une injonction implicite, souvent scénarisée
  • Une performance durable suppose des critères de mesure plus qualitatifs

Sources & références

  1. Empreinte Humaine (2025). 14ᵉ Baromètre sur la santé psychologique des salariés français. Résultats publiés en avril 2025. Lire l’article
  2. Culture RH (2024). Bilan Management 2024 : ce qu’il faut retenir. Analyse des freins à l’expression authentique. Lire l’article
  3. APEC (2024). Pratiques de recrutement de cadres 2024. Enquête sur les critères d’évaluation des cadres. Lire l’article
  4. Le Monde (2025). Santé mentale : « Les manageurs préfèrent se murer dans le silence pour éviter de paraître incompétents en dévoilant leurs failles ». Analyse des dérives de la sincérité instrumentalisée. Lire l’article
  5. France Stratégie (2023). Rapport d’activité 2023. Recommandations pour une refonte des indicateurs managériaux. Lire l’article

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