Le choc des valeurs générationnelles : menace ou richesse ?
« Ici, c’est comme ça qu’on fait. »
Claire, DRH dans une ETI industrielle, entend cette phrase chaque semaine — parfois dans la bouche d’un manager senior, parfois d’un jeune recrue de la Gen Z. Deux générations, deux légitimités. Et souvent, une même certitude : avoir raison.
Conflit de générations ? Pas vraiment. Conflit de valeurs. Ce qui pose alors une autre question, plus inconfortable : ces écarts de repères mettent-ils à mal la culture commune… ou nous obligent-ils à la réinventer ?

Quand les valeurs deviennent un sujet de tension
Dans une étude menée par Parlons RH et Cornerstone (2024), 72 % des DRH interrogés estiment que la gestion des écarts générationnels est devenue une priorité stratégique [1]. Mais derrière cette formule, ce sont des malentendus quotidiens qui minent le climat.
Anaïs, 26 ans, analyste en banque d’investissement, confie :
« Mon manager de 53 ans me reproche de ne pas assez “m’investir”. Mais je ne vis pas pour mon travail. Ce n’est pas du désengagement, c’est une autre vision de l’équilibre. »
Son manager, lui, ne comprend pas pourquoi elle refuse de prendre des appels le week-end. À ses yeux, l’engagement passe par la disponibilité. Deux visions du travail, deux visions de soi.
Selon une enquête APEC & Terra Nova (2024), si les jeunes actifs placent très haut l’intérêt des missions et la qualité de vie, leurs aînés valorisent davantage la stabilité, la reconnaissance et le sens du devoir [2].
Ce que révèlent ces malentendus
Dans une entreprise de cybersécurité à Lyon, une décision anodine a déclenché un bras de fer intergénérationnel : l’abandon du mail interne au profit de Slack.
Les plus jeunes y ont vu une victoire : plus de fluidité, plus d’instantanéité.
Les seniors, eux, ont parlé de perte de traçabilité et de surcharge cognitive.
Ce n’est pas une anecdote. C’est un révélateur. Le choc n’est pas technologique. Il est culturel.
Selon une étude menée par CSA pour LinkedIn France (2023), seuls 27 % des managers estiment que leur entreprise forme réellement à la gestion intergénérationnelle [4]. La majorité reconnaît improviser, au gré des conflits… ou des non-dits.
Le piège de l’évitement : quand l’entreprise ne tranche pas
Nandi, DRH dans un groupe agroalimentaire implanté entre l’Afrique du Sud et l’Europe, l’a formulé ainsi lors d’un webinaire :
« On parle d’inclusion générationnelle, mais on confond souvent bienveillance et évitement. »
Elle évoque une situation concrète : deux responsables, l’un de 59 ans, l’autre de 32, en conflit sur la gestion des plannings. L’entreprise a laissé faire, pensant respecter les deux sensibilités. Résultat : désorganisation, perte de confiance… et départ du plus jeune.
Quand la culture d’entreprise n’arbitre pas, elle abdique.
Manager entre générations : trois postures contrastées
Philippe, 47 ans, cadre dans le secteur bancaire, en a tiré une leçon : « J’ai mis des années à comprendre que vouloir traiter tout le monde pareil, c’était nier ce qui rend chaque génération unique. »
Avec son équipe multigénérationnelle, il a identifié trois postures managériales typiques :
- Le nivellement : adopter un style unique pour tout le monde — pratique, mais générateur de frustrations silencieuses.
- L’adaptation caméléon : se conformer aux attentes perçues de chaque génération — efficace à court terme, mais énergivore et peu lisible.
- L’orchestration : affirmer une posture claire tout en modulant les formes — la plus exigeante, mais la plus durable.
C’est cette dernière qu’il a choisie, en élaborant ce qu’il appelle sa « signature managériale intergénérationnelle » :
« Je reste fidèle à mes principes. Mais je module mes attentes, mes canaux, mes rythmes. Le fond reste. La forme évolue. »
Faire de la diversité générationnelle une richesse
L’Institut Montaigne, dans un rapport de 2024 sur les jeunes et le travail, rappelle que l’attachement au collectif, à la justice et à la reconnaissance traverse toutes les générations [5]. Ce qui change, c’est le mode d’expression de ces valeurs.
Claire, DRH citée plus haut, s’appuie sur cette conviction pour réconcilier les équipes :
« Les plus jeunes demandent de la clarté, pas du contrôle. Les seniors veulent du respect, pas du confort. Quand on prend le temps de nommer les attentes, tout devient plus simple. »
La revue Gestion, dans une publication récente, va dans le même sens : valoriser les divergences de priorités permet d’enrichir l’organisation plutôt que de la fragmenter [6].
Conclusion
Les générations ne se succèdent plus. Elles cohabitent. Et ce n’est pas un détail : c’est un changement de paradigme. Les valeurs ne sont plus transmises de haut en bas. Elles se négocient.
Le rôle du manager, aujourd’hui, n’est pas de lisser les différences, mais de leur donner un cadre. D’oser l’arbitrage. De poser les mots.
C’est en nommant les tensions qu’on évite les fractures. Et c’est en assumant ses propres repères qu’on rend possibles les ponts entre générations.
À retenir
• Ce n’est pas l’âge, mais les valeurs, qui créent les vraies tensions générationnelles
• L’évitement managérial alimente les incompréhensions
• La posture d’orchestration permet d’unifier sans uniformiser
• Une signature managériale claire favorise la cohérence malgré la diversité
• Clarifier les attentes collectives : levier majeur pour transformer la cohabitation en richesse
Sources & références
- Parlons RH & Cornerstone (2024). Baromètre de l’expérience collaborateur 2024. Étude sur les transformations du travail et les attentes intergénérationnelles. Lire l’article
- APEC & Terra Nova (2024). Rapport au travail des actifs de moins de 30 ans. Étude comparative jeunes / actifs expérimentés. Lire l’article
- HEC Montréal (2023). L’essentiel du leadership. Programme sur les dimensions du leadership en contexte complexe. Lire l’article
- CSA pour LinkedIn France (2023). Les relations intergénérationnelles en entreprise. Enquête sur la transmission des compétences. Lire l’article
- Institut Montaigne (2024). Les jeunes et le travail : aspirations et désillusions des 16-30 ans. Rapport sur la diversité générationnelle. Lire l’article
- Revue Gestion (2023). Réflexions sur la nouvelle organisation du travail. Analyse des mutations culturelles et générationnelles. Lire l’article