Quand la culture d’entreprise légitime l’inaction

La culture d’entreprise peut-elle devenir un piège ? Lorsqu’elle est utilisée pour éviter les décisions difficiles ou retarder les transformations nécessaires, elle cesse d’être un socle et devient un alibi. Cet article met en lumière les tensions entre valeurs et adaptation, à travers des cas réels, des témoignages et des analyses d’experts.

Quand la culture d’entreprise légitime l’inaction

Quand les valeurs deviennent des refuges

« Chez nous, on privilégie l’humain, on ne licencie pas. »

Cette phrase, entendue dans une coopérative agricole de 500 salariés, illustre bien le dilemme. L’entreprise connaît des pertes depuis trois ans, mais la direction refuse de revoir son organisation. En interne, les managers s’épuisent. « On se retrouve à porter les dysfonctionnements structurels sous couvert de bienveillance », confie l’un d’eux.

Ce témoignage provient d’une enquête menée par le Centre des Jeunes Dirigeants en 2023 sur la transformation dans les entreprises familiales [1].

Dans cette entreprise, la culture « humaniste » est devenue un refuge contre toute remise en question. La peur de trahir une identité collective paralyse les décisions. Pourtant, préserver les valeurs ne devrait pas empêcher l’action.

Consensus paralysant : l’harmonie au détriment de l’efficacité

L’un des paradoxes de certaines cultures d’entreprise est la survalorisation du consensus. Chez MAIF, par exemple, la gouvernance participative est revendiquée. Mais comme le relève un rapport de Terra Nova [2], ce modèle peut devenir contre-productif si le besoin d’unanimité empêche de trancher.

Ce travers ne concerne pas uniquement les mutuelles. Dans une banque mutualiste interrogée par Wavestone [3], des projets de digitalisation ont été retardés de plusieurs années par souci de « préserver l’ADN collaboratif ». Résultat : une perte de compétitivité face à des néobanques plus agiles.

Le consensus devient ici une forme d’évitement, où le désaccord est redouté, et les décisions diluées dans des processus sans fin.

“Ce n’est pas dans notre culture” : une résistance bien habillée

Lorsque des managers ou des RH invoquent « la culture de l’entreprise » pour refuser un changement, il est essentiel d’interroger ce que cette formule masque. Car la culture peut être mobilisée pour éviter l’inconfort — ou repousser une transformation perçue comme menaçante.

Jean-Philippe Decka, ancien DRH et expert de la transformation, parle de « guerre culturelle interne » : « Beaucoup d’entreprises utilisent leurs valeurs comme des dogmes. Or une culture d’entreprise doit être vivante, non figée » [4].

Ce phénomène est particulièrement fréquent dans les entreprises qui ont connu un succès historique. Plus l’histoire est forte, plus l’inertie culturelle peut être puissante.

Bienveillance ou peur du conflit ?

Dans les discours internes, les intentions sont souvent nobles. Mais dans les pratiques, elles peuvent masquer une forme de passivité. Un consultant en transformation témoignait récemment dans une étude EY [5] :

« On nous demandait d’implémenter un nouveau mode de gouvernance, mais les dirigeants nous ont clairement dit : “Attention, on ne veut pas de remous. Il ne faut surtout pas que ça crée des tensions.” »

La recherche d’une bienveillance permanente peut empêcher les ajustements nécessaires. Surtout quand ceux-ci impliquent de bousculer des habitudes, des personnes, ou des statuts établis.

Immobilisme culturel : le risque de la loyauté à l’existant

Chez Orange, la culture d’entreprise a longtemps été un frein à la transformation managériale. Comme le montre un audit interne relayé par Les Échos [6], les pratiques issues de l’époque France Télécom sont restées très ancrées dans certaines divisions. Malgré des tentatives de modernisation, le poids des routines historiques freine l’évolution des postures.

Le danger de l’immobilisme culturel n’est pas seulement économique. Il est aussi humain. Une culture figée produit de la frustration chez les nouvelles générations, qui attendent davantage d’agilité, de sens, et de responsabilité partagée.

Conclusion

La culture d’entreprise peut être une boussole, mais elle ne doit pas devenir une camisole. L’enjeu est de distinguer ce qui doit être préservé (valeurs, identité) de ce qui doit évoluer (rituels, habitudes, modes de décision). Refuser d’interroger sa culture au nom de sa sacralité, c’est prendre le risque de s’enfermer dans l’inaction.

Sortir de cette impasse demande du courage : celui de remettre en question les évidences, d’ouvrir un dialogue sincère sur les résistances, et de réconcilier humanisme et responsabilité.

À retenir

  • La culture d’entreprise peut devenir un prétexte pour ne pas agir.

  • Le consensus et la bienveillance peuvent paralyser la décision.

  • Des traditions valorisées peuvent empêcher l’innovation.

  • Les valeurs ne sont pas des dogmes : elles doivent pouvoir évoluer.

  • Agir sans trahir la culture passe par un travail de lucidité collective.

Sources & références

  1. Centre des Jeunes Dirigeants (2023). Rapport d’activité 2022-2023. Lire l’article
  2. Terra Nova (2022). Rapport d’activité 2022. Lire l’article
  3. Wavestone (2024). Document d’enregistrement universel 2023/24. Lire l’article
  4. Novethic (2024). Changer l’entreprise de l’intérieur, c’est mener une vraie guerre culturelle. Lire l’article
  5. EY France (2023). Bien comprendre sa culture organisationnelle. Lire l’article
  6. Les Échos (2025). Chez Orange, la paix sociale se fissure. Lire l’article

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