L’exemplarité : exigence ou illusion ?

Être exemplaire, c’est incarner les valeurs que l’on prône. Mais à quel prix ?

Dans un monde où la transparence est devenue norme, les managers sont sommés de “montrer l’exemple” en permanence. Pourtant, cette exigence, souvent implicite, peut devenir un piège : celui de la perfection feinte, de l’héroïsme épuisant… ou de la déconnexion. Derrière le mythe du manager-modèle, se cachent des tensions bien réelles, entre posture attendue et humanité assumée. Cet article propose de les mettre en lumière.

L’exemplarité : exigence ou illusion ?

Scène d’ouverture : « Je fais semblant de tenir bon »

C’était un mercredi matin, dans un grand groupe de l’énergie. Lors d’un comité de direction, une manager régionale se voit reprocher un manque de fermeté face aux difficultés de terrain. Elle encaisse, sans mot dire. À la pause, elle glisse à une collègue :

« Je fais semblant de tenir bon, parce que je n’ai pas le droit de flancher. Même quand je ne sais pas où je vais. »

Cette scène n’a rien d’isolé. Elle illustre la pression silencieuse qui pèse sur nombre de managers : tenir, quoi qu’il en coûte. Incarner l’exemplarité, même quand le cap vacille.

L’exemplarité, un idéal devenu injonction silencieuse

Pendant longtemps, l’exemplarité a été considérée comme une vertu naturelle du pouvoir : celui qui commande doit incarner ce qu’il exige. Pourtant, dans les faits, cette injonction est rarement verbalisée. Elle s’insinue dans les regards, les attentes implicites, les silences gênés.

Une étude de l’APEC (2023) souligne que 61 % des cadres estiment devoir donner l’exemple en toutes circonstances, même au détriment de leur propre bien-être.

Un cadre dirigeant du secteur hospitalier, interrogé par l’Observatoire de l’Engagement, explique :

« Je ne peux pas me permettre d’être fatigué, même si je le suis. Si je montre un signe de faiblesse, l’équipe panique. »

Derrière l’injonction à la force, l’exemplarité glisse parfois vers une forme de dissimulation émotionnelle. Et finit par éroder la confiance, plus qu’elle ne la renforce.

Être parfait ou être vrai ? L’impasse du manager irréprochable

L’exemplarité se heurte aujourd’hui à une autre attente forte : celle d’authenticité. Montrer ses limites, reconnaître ses erreurs, faire preuve d’empathie… Ces comportements, autrefois vus comme des signes de faiblesse, sont désormais valorisés.

Mais comment concilier humanité et exemplarité sans tomber dans la dissonance ?

Chez Orange, un programme interne sur le leadership lancé en 2021 a mobilisé 300 managers autour d’ateliers sur les émotions au travail. Objectif : mieux comprendre comment la posture attendue de leader peut contraindre l’expression authentique. Résultat : 68 % des cadres déclarent avoir déjà simulé la sérénité, même en situation de crise, pour « ne pas perturber leurs équipes ».

Ce paradoxe est d’autant plus marqué dans les contextes de restructuration. Lors d’une réorganisation de la direction technique, un cadre supérieur s’est vu reprocher son apparente froideur, alors même qu’il tentait simplement de rester stable :

« On m’a dit que je manquais d’empathie. Mais si j’avais pleuré, cela aurait été pire. »

Comme le rappelle Cécile Dejoux (CNAM),

« La légitimité managériale se construit dans la capacité à reconnaître ses paradoxes, pas à les masquer. »

L’exemplarité performative : quand la posture déconnecte

Le risque, à force de jouer un rôle, c’est de devenir illisible. Ce que l’on gagne en image, on le perd en lien. Cette tension est particulièrement visible dans les organisations où les managers incarnent officiellement les valeurs d’entreprise — sans toujours avoir les moyens de les faire vivre.

Une enquête menée par l’Anact (2023) indique que dans 54 % des cas, les cadres intermédiaires ressentent un écart important entre les valeurs affichées et les décisions prises en pratique. L’exemplarité devient alors performative : elle rassure sur la façade, mais aggrave la perte de repères en interne.

Dans un collectif de travail, les collaborateurs ne sont pas dupes. Ils voient les incohérences. Et ils les interprètent. Souvent à tort.

Réhabiliter l’exemplarité comme cohérence vivante

Faut-il pour autant jeter l’exemplarité avec l’eau du bain ? Non. Mais la redéfinir. Plutôt qu’un idéal figé, elle peut redevenir une forme de cohérence vivante. Un alignement entre paroles, décisions et comportements — même si ces derniers ne sont pas parfaits.

Laurent Taskin (UCLouvain) souligne que

« La crédibilité managériale repose davantage sur la capacité à tenir un cap cohérent que sur le respect d’un modèle sans faille. »

La philosophe Cynthia Fleury ajoute :

« La légitimité passe moins par la posture que par la justesse des actes. »

Autrement dit : il vaut mieux reconnaître un dilemme que faire semblant de ne pas en avoir. Cette forme d’honnêteté managériale, rare mais puissante, peut être un levier fort d’engagement.

Conclusion

L’exemplarité ne doit pas devenir un masque. Elle n’est ni la perfection, ni l’infaillibilité, ni l’oubli de soi. Elle est une tension permanente entre ce qu’on incarne et ce qu’on transmet.

Dans un monde en mutation, où les repères se déplacent, la question n’est plus « suis-je exemplaire ? », mais « que signifie l’être, ici et maintenant, avec ce que je suis, ce que je peux et ce que je choisis ? »

À retenir

  • L’exemplarité managériale devient souvent une injonction implicite, source de pression et d’épuisement.

  • La tension entre authenticité et perfection est une impasse fréquente pour les leaders d’aujourd’hui.

  • Jouer un rôle sans cohérence mine la confiance au sein des équipes.

  • Une exemplarité vivante suppose de l’alignement, pas de l’irréprochabilité.

  • Reconnaître ses dilemmes renforce la légitimité plus que prétendre les ignorer.

Sources & références

  1. APEC (2023). Pratiques managériales 2023. Étude sur les attentes des cadres en matière d’exemplarité. Lire l’article
  2. Observatoire de l’Engagement (2023). Revue de presse de juin 2023. Témoignages sur la pression ressentie par les managers. Lire l’article
  3. Orange (2022). Rapport annuel intégré. Programme interne sur le leadership et les émotions au travail. Lire l’article
  4. Dejoux, C. (2018). Métamorphose des managers à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle. Réflexion sur la légitimité managériale. Lire l’article
  5. Anact (2023). Alternatives organisationnelles et managériales : promesses et réalités. Étude sur la dissonance entre valeurs affichées et décisions prises. Lire l’article
  6. Taskin, L. (2020). Management Humain : Une approche renouvelée de la GRH et du comportement organisationnel. Analyse sur la cohérence managériale. Lire l’article
  7. Fleury, C. (2019). Le soin est un humanisme. Réflexion sur la légitimité et la justesse des actes. Lire l’article

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