Télétravail et valeurs partagées : comment cultiver l’adhésion ?

Le télétravail, désormais structurel, bouscule la manière dont les valeurs se vivent et se transmettent dans l’entreprise. Que reste-t-il de la culture d’équipe quand les interactions deviennent fractionnées, asynchrones, parfois invisibles ? À travers des témoignages, des cas concrets et des analyses, cet article explore les fragilités émergentes — mais aussi les leviers pour maintenir une adhésion collective, même sans présence physique.

Télétravail et valeurs partagées : comment cultiver l’adhésion ?

Une scène révélatrice : l’adhésion en apesanteur

Lundi matin, 9h15. Réunion Teams dans une entreprise de services numériques. Camille, cheffe de projet, partage l’avancement des livrables. À l’écran, six visages en vignettes ; deux caméras éteintes. Les réactions sont lentes, distantes. Puis surgit une remarque :

« De toute façon, ce sprint, c’est pour cocher une case, pas pour améliorer l’expérience client », lâche Thomas, développeur à distance.

Camille encaisse. Ce n’est pas la première fois. Elle note une dérive croissante : les rituels s’effritent, l’enthousiasme diminue, les arbitrages se font de plus en plus techniques, déconnectés du “pourquoi” initial.

Cette scène — documentée dans l’enquête de Parlons RH (2024) — illustre une fracture croissante : la difficulté, en mode hybride, à incarner et transmettre ce qui faisait autrefois lien, cap et fierté [1].

Le paradoxe du lien invisible

Le télétravail n’a pas seulement déplacé le lieu de travail : il a redéfini les espaces de socialisation.

Selon une étude de l’Anact (2023), 46 % des salariés ne perçoivent plus clairement les valeurs de leur entreprise depuis le passage au travail hybride [2].

Julie, responsable RH dans une PME industrielle lyonnaise, l’observe au quotidien :

« On a fait l’erreur de croire que parce qu’on communiquait sur nos valeurs dans la newsletter, ça suffisait. Mais ce sont les discussions informelles, les décisions partagées, les réactions face aux imprévus qui transmettent vraiment la culture. Et ça, en visio, c’est plus fragile. »

Le problème n’est pas technologique. C’est une question d’incarnation. Sans interactions tangibles, les valeurs deviennent un discours, parfois creux, parfois imposé. Et l’adhésion devient optionnelle.

Le risque du délitement progressif

Chez Obat, start-up toulousaine du BTP digitalisé, le passage au télétravail s’est fait dans l’urgence.

« Les valeurs d’entraide et de réactivité qui faisaient notre force en open-space se sont effritées », raconte Alex, ex-responsable produit. « Petit à petit, chacun a protégé son périmètre. On avançait, mais sans cap commun. »

Ce phénomène n’est pas isolé. Selon l’Observatoire de l’engagement (2024), 53 % des managers disent avoir du mal à entretenir un sentiment d’adhésion collective à distance [3].

Il ne s’agit pas d’un déficit de bonne volonté. C’est une transformation du terrain de jeu : sans reconnaissance spontanée, sans moments de reliance, la culture devient abstraite. Et l’engagement, technique.

Réancrer la culture d’entreprise à distance

Certaines entreprises prennent les devants. Chez MONA, PME culturelle implantée entre Nantes et Paris, un double rituel a été instauré :

  • Un rendez-vous hebdomadaire où chaque équipe partage une “victoire collective” liée à une valeur (audace, sobriété, entraide…)

  • Un bilan trimestriel avec un vote anonyme sur les pratiques managériales les plus alignées — ou non — aux valeurs affichées

« Ce qui change tout, c’est que les valeurs ne sont pas imposées d’en haut : on les voit, on les critique, on les incarne ensemble », explique Léo, chef de projet.

Ce dispositif, inspiré de cas relayés dans le rapport EY 2024, a permis de restaurer une cohérence vécue entre discours et actes [4]. Parce que l’adhésion ne se décrète pas. Elle se construit.

L’adhésion ne se décrète pas

« Les valeurs d’une organisation se vivent ou se vident », résume le professeur Laurent Taskin (UCLouvain), spécialiste du management humaniste. Pour lui, l’adhésion à distance exige des preuves concrètes, répétées, situées [5].

Trois conditions reviennent dans les structures qui parviennent à maintenir un socle culturel solide à distance :

  • Des espaces où les tensions peuvent émerger sans risque de sanction
  • Des décisions structurantes alignées avec les valeurs (recrutement, promotions, arbitrages)
  • Une capacité à ritualiser les pratiques, sans tomber dans la rigidité

La culture ne survit pas à l’abstraction. Elle s’exprime dans les gestes, les arbitrages, les réactions. Et c’est dans cette granularité que l’adhésion collective prend racine.

Conclusion

Le télétravail n’a pas tué les valeurs d’entreprise. Il les a rendues plus exigeantes à transmettre. Quand les interactions quotidiennes se raréfient, l’adhésion ne va plus de soi : elle se construit, se teste, se discute. Sortir du vernis institutionnel devient essentiel. Non pour “faire vivre les valeurs”, mais pour que chacun puisse encore y croire, à distance comme en présence.

À retenir

  • À distance, les valeurs ne disparaissent pas, mais leur transmission devient plus fragile.

  • Les rituels, les décisions et les réactions du quotidien incarnent bien plus que les discours.

  • L’adhésion collective repose sur la cohérence visible entre paroles et actes.

  • Sans preuves concrètes, la culture d’entreprise se délite lentement.

  • Les valeurs se rejouent dans les détails : un regard, un choix, un désaccord traité avec éthique.

Sources & références

  1. Parlons RH (2024). Baromètre 2024 : le monde change, l’expérience collaborateur aussi. Analyse des transformations majeures redessinant le monde du travail et les attentes des collaborateurs. Lire l’article
  2. Anact (2023). En quête de sens au travail. Dossier explorant les enjeux de sens au travail et les leviers pour renforcer le pouvoir d’action collectif. Lire l’article
  3. Observatoire de l’Engagement (2024). Veille Archives. Sélection d’articles en lien avec l’engagement des salariés, incluant des thématiques sur le télétravail et le management. Lire l’article
  4. EY (2024). Rapport annuel : Value Realized 2024. Rapport détaillant les engagements et actions d’EY pour créer une valeur durable. Lire l’article
  5. Taskin, L. (2022). L’entreprise comme communauté. Réflexion sur la dimension communautaire des organisations et l’importance du management humaniste. Lire l’article

Partager cet article à votre réseau